Corbac

Autour de l'étang

Je me suis remémoré de cet homme à l’hôpital. Presque la soixantaine, avec une paire de lunettes fine. Il est arrivé quelques jours après moi. Pendant notre quotidienne sortie dans le jardin avec les autres patients, on s’était arrêté sur un banc pour profiter des rayons de soleil en ce mois de mai. Après quelques bavardages sans importances, il regarda le sol et un rictus se dessina progressivement sur son visage.
« Tu sais, j’ai envie de te raconter une belle histoire » me lança-t-il. Je l’écoutais. On avait tout notre temps.

Sur le chemin

« J’avais l’habitude d’aller pécher près d’un étang pas loin de chez moi quand j’avais ton âge. C’était mon père qui m’avait transmis cette passion. Au début il m’accompagnait puis un jour, il m’a dit qu’il en avait marre.
— Du coup tu as arrêté aussi ?
Il me fixa du regard quelques instants, cherchant ses mots.
« Non, j’ai continué à y aller.
Une cigarette s’était glissée dans sa main. Il chercha son briquet et l’alluma.
« Moi aussi je suis allé un peu à la pêche. C’était avec mon parrain. Mais je me souviens d’avoir eu la nausée, car l’odeur du poisson sur mes mains était trop écœurante. Ça m’a dégouté tellement elles puaient ! Impossible de la faire partir avec le savon de la maison. Au final, l’odeur s’est dissipée au bout de trois jours.
Mon aparté n’était pas très pertinent. Il m’ignora presque, et après deux bonnes bouffées, il reprit.
« Imagine, un jour, sans rien demander, tu découvres le grand amour.
Je ne m’attendais pas à entendre cette phrase. En plissant un sourcil, je répondis par réflexe.
« C’est-à-dire ?
— En fait, je me rendais à l’étang en vélo. C’était devenu une habitude. Avec mon père, il me conduisait en voiture pour y aller. Ce n’était pas tout à fait le même chemin. Je passais par un sentier de terre à travers un petit bois. Et c’est ce jour-là que je l’ai vu.
La cigarette était déjà bien entamée. Un sourire éclatant sorti spontanément.
« Il y avait cette femme qui était avec des amis. Elle pêchait elle aussi. En fait, nos regards se sont croisées la première fois que je l’ai remarqué. Et plusieurs fois, je me rendis compte que je la regardais plus elle que ma ligne.
— Ah. Tu es allé lui parlé ?
Il prit une dernière bouffée avant de jeter sa cigarette.
« Nooon, penses-tu ! J’étais trop timide. Mais je la voyais de temps en temps, au moins une fois par mois au même endroit. On se regardait tous les deux. Elle était sur l’autre rive de l’étang. Et on se regardait.

Contemplant le vide, ses yeux s’étaient fixés vers son mielleux passé.
« Comme d’habitude, j’ai pris le même chemin. Mais je m’étais levé de bonne heure, je suis arrivé un peu plus tôt que les autres fois tu vois.

Il marqua une pose.
« Et elle était là. Elle m’attendait. Elle était debout, me montrant son plus beau sourire. Je descendis de mon vélo, et m’approchai d’elle. Pas un mot. Finalement, je me suis jeté à l’eau.
— Vous êtes seule aujourd’hui ? Vous n’êtes pas avec vos amis ?
— Non non ! Je suis juste venu voir quelque chose.

« Je ne savais pas quoi dire. Du coup, spontanément, je lui demandais ce qu’elle était venu voir de si bon matin. Elle rougie, et se tenait les mains nerveusement. « Vous.

« J’avais le souffle coupé. Le soleil se levait enfin. On est resté là, au moins dix minutes, à se dévorer du regard.

« Et on s’est embrassé. »

D’une si belle histoire

« On a passé les prochains mois à se voir ailleurs qu’à l’étang. Au final, on s’est trouvé une petite maison et on a emménagé ensemble. Les années passèrent, et on était aussi fous l’un de l’autre. L’amour fou.
— Vous avez continué à pêcher ensemble au moins ?
— Oui un peu au début, mais au final, on a perdu le goût de la pêche. On allait beaucoup au cinéma ensemble.
— Ouais, c’est sympa aussi !

Il ne continua pas, préférant regarder ses pieds. Le vent se levait et quelques nuages venait cacher le soleil qui commençait à être particulièrement fatiguant. L’après-midi se faisant sentir, et les rougeurs sur nos peaux commençaient à apparaitre. Caressant mes joues, la brise était très agréable.

Toujours avec ce petit sourire, il brisa le silence.
« Il y a eu ce matin aussi. D’habitude, c’est moi qui la conduisais au travail avant d’aller au mien. J’étais en chômage technique, l’usine où je travaillais avait mis mon équipe en suspend. Du coup, Elle a insisté pour la prendre.

« Quelques heures plus tard, j’étais en train de me raser, et on m’appela sur mon téléphone.
Il reprit une autre cigarette, qui l’alluma, portant son regard au loin. Il avait bien pris le temps de tirer. Une épaisse fumée bleutée sortie doucement de sa bouche, puis son visage devint tout à coup sombre.

« On avait passé 15 ans à s’aimer. Et ce jour-là, j’aurais dû conduire. J’avais comme un mauvais pressentiment tu sais. C’était les pompiers. Ils m’ont expliqué qu’il y a eu un accident grave. Très grave. Un médecin devait m’appeler dans quelques minutes.

À ce moment-là, son téléphone sonna. Je reconnus immédiatement la sonnerie par défaut des systèmes Android. Le réel vint balayer ces longues et belles minutes passées à rêver. Les yeux brillant, il m’annonça sobrement :

« Elle est morte sur le coup. »